Pneumatique, espace et communication dans Baisers volés (F. Truffaut)

Dans les films de la série des Doinel, François Truffaut met en scène son double Antoine Doinel, incarné par Jean-Pierre Léaud. Baisers Volés, le deuxième film de cette veine « autobiographique », incorpore un géodispositif très original. Un plan quasiment documentaire reconstitue l’itinéraire dans les égouts parisiens du pneumatique qu’Antoine envoie à Fabienne Tabard pour lui signifier que toute aventure entre eux est impossible. On revient dans ce billet sur ce qu’est un tube pneumatique et on tente de comprendre à quelle fin Truffaut intègre un plan aussi prosaïque dans son film.

In the films of the Doinel series, François Truffaut stages his double Antoine Doinel, played by Jean-Pierre Léaud. Baisers volés, the second film of this « autobiographical » vein, incorporates a very original geomachinery. An almost documentary plan follows the route through Paris sewers of the pneumatic that Antoine Doinel sends to Fabienne Tabard to inform her that an affaire with her is impossible. The aim of this post is to explore the pneumatic tube and the reasons that could explain whyTruffaut integrates this kind of prosaic shot in his movie.

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Le tube pneumatique

Le système de tube pneumatique est un peu oublié. Il a pourtant constitué le système de communication ultrarapide des grandes métropoles pendant plus d’un siècle (Wikipedia). Le système public de pneumatiques fonctionna à Paris entre 1879 et 1984, période pendant laquelle il était possible de s’échanger des « petits bleus » comme on nommait ces télégrammes urbains. Grâce au réseau de tube pneumatique installés dans les égouts et relayés par des facteurs tubistes cyclistes puis motocyclistes, ces messages pouvaient arriver au destinataire en moins de 2 heures. Le « petit bleu » le plus célèbre est celui – non envoyé – qui a conduit à démontrer l’innocence de Dreyfus. Leur usage littéraire et cinématographique est par ailleurs très important comme on le constatera en lisant les pages de Wikipedia en français et en anglais .

On trouvera dans cette archive de l’INA sur YouTube un vrai documentaire presque contemporain de Baisers volés, qui reconstitue le trajet d’un message dans Paris.

Une séquence documentaire ?

La séquence décrivant le trajet de la lettre pneumatique dans Baisers volés a déjà été repérée par René-François Lack sur le site Ciné-touriste qui notait son trajet plutôt arbitraire, une fois reporté sur une carte.  Il n’est pas très compliqué de retrouver certains lieux de tournage de Baisers Volés, même s’ils ne correspondent pas toujours aux adresses des personnages, très précisément et systématiquement citées dans le film. Un grand nombre de ces lieux sont d’ailleurs localisés sur Imdb. De plus, Truffaut s’attache à introduire les scènes par des panoramiques ou des travellings qui ancrent précisément le film dans la topographie parisienne (à quand un inventaire de « Baisers volés » sur Paname Urbex ?). On lit très clairement l’adresse de Fabienne Tabard sur l’enveloppe que poste Doinel. Son domicile est situé au 82 rue de Courcelles, au-dessus du magasin de chaussures de son mari. Antoine est censé habiter 18 square d’Anvers, comme nous l’apprend la détective qui a remplacé Doinel pour la filature de Mme Tabard. L’adresse n’existe pas, mais on peut facilement retrouver l’immeuble à partir de diverses séquences du film. Il loge non loin du square d’Anvers, mais plus près de Montmartre, comme le montre le panoramique depuis le Sacré-Coeur qui prélude toujours aux plans se situant à son domicile. L’immeuble est repérable car le bar « le Relais Saint-Pierre » situé au rez-de-chaussée de l’immeuble et qui apparaît à la fin de la séquence du pneumatique, existe toujours au 15 place Saint-Pierre. L’entrée menant à l’appartement de Doinel se trouve donc au 15 rue de Steinkerque :

Le principe du pneumatique était qu’un agent en motocyclette récupérait les plis dans la boîte aux lettre pour les amener au central pneumatique le plus proche et inversement à l’arrivée. Doinel dépose la lettre dans une rue près de chez lui. Une fois dans le tube, la lettre suit dans le film l’itinéraire suivant : Rue Lepic, Place Clichy, carrefour Rue Saint-Lazare/Rue Laffitte, Rue de la Boétie, Rue Richelieu, Avenue des Champs-Elysées, Rue de la Paix, carrefour Rue de Rivoli/Avenue de l’Opéra. Cet itinéraire dans le réseau pour aller du bas de Montmartre au parc Monceau est étonnant du point de vue technique. La carte ci contre permet de reconstituer la structure du réseau pneumatique à l’époque de Baisers volés. La rue de la Boétie est bien un nœud important du réseau et la première partie du trajet qui y conduit semble réaliste. Mais pourquoi acheminer ensuite le pli jusqu’aux Champs-Elysées puis au carrefour Rivoli-Opéra ? Sans connaître les contraintes techniques,du réseau, il semblerait plus logique d’emprunter le tube qui va vers Malesherbe ou Wagram pour rejoindre le 17ème Arrondissement. Repartir vers l’Opéra par les Champs-Elysées n’a guère de sens s’il faut ensuite rejoindre la rue de Courcelles à bicyclette. Cet itinéraire fantaisiste peut bien sûr s’expliquer par des raisons de logistique du tournage de la séquence dans les égouts. Les lieux semblent cependant choisis à dessein pour souligner la distance sociale entre Antoine et la femme de son patron, l’itinéraire multipliant sur sa fin les noms associés au luxe (Champs-Elysées, rue de la Paix, rue de Rivoli), qui sont connus même (ou surtout) des spectateurs non parisiens, tout comme le Sacré-Coeur. Plus qu’un chemin technique, le déplacement dans le tube illustre donc d’abord un voyage à la fois social et touristique dans le Paris mondialement connu.

Une référence littéraire

Mais pourquoi avoir inséré ce plan documentaire dans Baisers volés ? On sait que le film peut se lire comme une variation autour du Lys dans la vallée de Balzac [1], livre qui a la forme d’une longue lettre dans lequel le héros raconte sa relation à une femme mariée plus âgée. Doinel y fait d’ailleurs référence avec Fabienne Tabard, qui critique la fin tragique du roman et lui laisse entendre que si la passion d’Antoine n’est pas partagée, cela n’empêche pas une relation charnelle sans lendemain. Le film expose une éducation sentimentale moderne et l’abandon de ses rêves creux par un jeune passionné de littérature. On se rappellera que Doinel s’était déjà engagé dans l’armée sur le coup de sa lecture du roman de Vigny : Servitude et grandeur militaires. Fabienne Tabard le libère apparemment de sa fascination pour Le Lys dans la Vallée. 

Un ajustement spatial par la communication

Peut-être la séquence du pneumatique joue-t-elle dans le film un rôle plus souterrain que celui de simple marqueur spatial d’un écart social. La question de la communication est au centre de Baisers volés, qu’elle passe par les lettres, le téléphone ou même la télévision [2]. Antoine a entretenu avec Christine Darmon une correspondance épistolaire erratique quand il était au service militaire. Il lui écrivait, nous dit-elle, jusqu’à 19 fois par semaine des lettres « pas toujours gentilles », auxquelles elle répondait moins fréquemment, avant qu’il finisse par cesser tout courrier. Les dialogues entre eux sont étranges, comme s’ils n’arrivaient pas à régler leur communication. Leurs rencontres sont souvent interrompues – par le départ inopiné d’Antoine au théâtre – ou évitées – quand Christine s’enfuit en cachette de sa maison pour ne pas le rencontrer. Celui-ci est d’ailleurs un personnage mal ajusté, qui ne réagit jamais comme on l’attend, et s’avère toujours décalé dans ses réponses et son comportement, ce qui produit des effets de comiques irrésistibles avec le couple des parents de Christine, imperturbablement insensibles à ses incongruités.

Avant le pneumatique, Antoine, est toujours en mouvement ; il court dans tous les sens, de manière erratique. Les scènes de la traversée de la place à la sortie de la caserne pour visiter les prostituées, celles dans l’ascenseur à l’hôtel, lors de ses filatures ou au magasin de chaussure montrent cet espace déréglé très caractéristique du burlesque, dont le film relève très évidemment. Doinel ne tient pas en place et ne se tient jamais à la place qu’on lui assigne. Il ne se « pose » jamais. Quand il s’assied avec Christine au théâtre, il est ailleurs. Une fois assis sur le canapé de Fabienne, il s’enfuit à toutes jambes. Il chute, dans la scène de bagarre à l’agence de détective…

La vitesse du pneumatique semble comme clouer sur place le papillonnant Antoine. Posté le soir pour signifier à Fabienne Tabard que leur relation est impossible, le petit bleu produit la venue instantanée et matinale de Fabienne dans la chambre d’Antoine, telle l’apparition que Doinel évoquait poétiquement dans son rapport de détective. Alors qu’il reste muet et immobile dans son lit, Mme Tabard lui propose son contrat : quelques heures d’amour avec promesse de ne plus se revoir. 

La séquence du pneumatique (et surtout, bien sûr, l’irruption de Mme Tabard dans la chambre d’Antoine), vont permettre d’ajuster la communication entre Antoine et Christine. Celle-ci vient d’ailleurs sonner à la porte de la chambre d’Antoine pendant qu’il s’y trouve avec Fabienne. Elle n’obtient pas de réponse et s’en va sans rien dire. On ne sait si elle a entendu quelque chose mais son comportement change. Elle dérègle volontairement son téléviseur afin qu’Antoine, devenu réparateur de télévisions, vienne le vérifier. La caméra quitte le téléviseur, parcourt la pièce devenue vide puis la maison  comme si elle cherchait les deux jeunes gens pour les localiser, enfin, dans le même lit au petit matin. Au petit-déjeuner la communication est établie, par le moyen de petits papiers sur lesquels ils s’écrivent. On comprend qu’ils envisagent le mariage. Antoine Doinel a trouvé sa place. Il est, comme on le dit trivialement, « casé ».

L’ajustement communicationnel réalisé par le pneumatique se traduit donc par un ajustement spatial d’un film jusque là toujours en mouvement. Comme si l’itinéraire topographique très précis du pneumatique contribuait à stabiliser l’espace des personnages. Antoine et Christine sont au lit, s’assoient à table, s’arrêtent sur un banc, puis marchent sagement en se tenant par le bras vers un destin très probablement marital. Cette stabilité apparente est vraisemblablement provisoire. L’homme mystérieux qui suivait Christine depuis le début du film annonce un changement à venir. Il serait fou selon elle, mais Antoine semble plus dubitatif à ce propos… A découvrir dans le film suivant de la série des Doinel, dont le titre Domicile Conjugal cadre bien avec « la mise en demeure » et « l’assignation à résidence » de la fin de Baisers volés .

NB : Le texte original a été amendé en janvier 2018 pour corriger l’oubli de la référence à Ciné-touriste, très précurseur en l’espèce et étendre la conclusion.

[1] Le géographe Christophe Morange a proposé dans Mappemonde (91-3, pp. 44-45) une analyse détaillée de la logique spatiale du roman de Balzac à lire ici.

[2] Elle évoque en cela une autre œuvre parue quelques années avant Baises volés (en 1962), Les bijoux de la Castafiore d’Hergé, où la télévision et les médias jouent un rôle central. On sait depuis l’article de M. Serres dans Critique que l’album porte sur les difficultés de la communication. Voir « Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve », Critique, Paris, n° 277, Tome XXVI, juin 1970, repris dans Hermes (voir aussi l’interview de M. Serres à Apostrophe).

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Reference/Référence

  • Work Title/Titre de l’oeuvre : Baisers volés
  • Author/Auteur : F. Truffault
  • Year/Année : 1968
  • Field/Domaine : Cinéma
  • Type : comédie
  • Edition/Production : les films du carosse
  • Language/Langue : Fr
  • Geographical location/localisation géographique : #Paris
  • Remarks/Notes:
    • Machinery/Dispositif : tube pneumatique
    • Location in work/localisation dans l’oeuœvre : 1:09
    • Geographical location/localisation géographique : #Paris
    • Remarks/Notes :

4 réflexions sur “Pneumatique, espace et communication dans Baisers volés (F. Truffaut)

  1. Effectivement, l’itinéraire suivi par le « pneu » à travers les souterrains de Paris est des plus fantaisiste par rapport à la réalité du réseau postal. Les plaques indicatrices des rues apposées dans les égouts ne sont pas non plus les vraies mais fixées par dessus ces dernières qui n’indiquaient pas les rues voulues par François Truffaut. Mais il ne faut pas oublier l’importance du rôle que tenaient alors les télégrammes dans la vie des Français et du « pneu » dans celle des Parisiens en ces années et notamment dans leur vie sentimentale et amoureuse, pour convenir d’un rendez-vous. C’étaient les moyens les plus rapides disponibles alors et le téléphone était loin d’être un objet de grande consommation. Ce qui est intéressant, c’est que François Truffaut ait décidé d’inclure ce véritable petit documentaire -qui est désormais une référence historique- en parenthèse instructive dans son oeuvre sur ce réseau insolite et désormais disparu. Les films de Truffaut regorgent de toute façon d’une multitude d’indications sur le quotidien de ce temps, à Paris qui replantent au naturel tout le décor de ces années 1960-1970, extraites des « 30 Glorieuses » où le chômage ne durait pas plus de 48h quand, par hasard, on le rencontrait.

    Jérôme Ferri

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    • Merci de votre commentaire, que j’ai tardé à valider, pardonnez-moi. Oui, c’est un des charmes renouvelés de F. Truffault que d’avoir exploré de multiples registres du cinéma, y compris dans un seul film.

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    • Merci de la remarque, en effet, je l’avais manqué, Cinetourist est très riche ! Je vais ajouter un lien, en particulier sur l’étonnante carte du trajet du pneumatique que vous avez réalisée. Mais j’ai noté en revanche votre billet sur le Samouraï, pour lequel je voulais proposer aussi quelque chose. A venir.

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